samedi 23 mai 2015

Une soirée où l'on s'approche du Graal: le Roi Arthus à l'ONP

Il faut oser aller découvrir des oeuvres que l'on ne connaît pas, sortir de la routine du Répertoire. Encore plus quand une oeuvre y fait son entrée après des années d'oubli, comme c'est le cas de ce Roi Arthus d'Ernest Chausson, en cette 3e représentation à l'Opéra de Paris. Certes, je ne crois pas au chef d'oeuvre inconnu, mais hier j'ai passé une superbe soirée, satisfaisante comme rarement du point de vue musical.

Découverte donc que ce Roi Arthus dont je ne connaissais pas une note. Et bien l'oeuvre me parle, comme peut me parler Pelléas et Mélisande. Bien plus que l'influence de Tristan qu'y ont reconnue les wagnériens, moi j'y entends une vraie couleur de musique française décadente. J'y entends le contemporain de Debussy et de Dukas, voire même de Massenet pour la prosodie. On dira que ceux-là aussi ont été influencés par Wagner, mais franchement à cette époque, quel compositeur ne l'était pas? Tout cela donne un opéra à l'ambiance étrange, dont le côté un peu chargé me fait penser à Huysmans... Il s'y distille, comme dans "À rebours" des passages enthousiastes entrecoupés de moments de grande lassitude.
Cela se retrouve dans la structure de l'oeuvre, dont les 3 actes sont équilibrés entre eux mais dont le contenu est inégal en termes d'intensité. On alterne des moments sublimes (le Laboureur, le solo de Lyonnel, l'arrivée de Merlin, le final...) et des moments plus longuets, notamment les duos Lancelot/Genièvre, qui s'étirent sans forcément gagner en grandeur. Par contre, le prélude et les interludes entre les tableaux sont tous splendides, avec là encore quelques bizarreries (coquetteries?) d'orchestration : un solo de tuba et, si j'ai bien entendu, un saxophone contrebasse au 3e acte... Je rajouterai que j'ai trouvé le livret, de la main du compositeur lui-même, remarquable de poésie, pas mièvre pour deux sous et dessinant des personnages complexes et émouvants. Bref, ce n'est pas un chef d'oeuvre mais c'est un bel opéra et je suis heureuse qu'il ait enfin été monté à l'ONP.

J'ai lu beaucoup de choses négatives sur la mise en scène de Graham Vick. Personnellement, ce n'est ni la plus belle ni la plus vilaine mise en scène que j'ai vue à Bastille, la palme de la laideur restant détenue pour moi par l'Aida d'Olivier Py. Par ailleurs, je trouve que c'est intelligent et que ça se tient. Je ne pense pas qu'il faille reprocher aux décors et costumes un excès de prosaïsme, à mon sens c'est voulu et participe du parti pris de Vick. Il y a là pour moi un écho contemporain, en négatif, de la décadence de la fin du XIXe. Le cercle d'épées reliées par un corde, Table Ronde symbolique dont les idéaux enferment les protagonistes, est une belle image... Cette même Table Ronde rappelée, toujours en écho, par une table basse que tous renversent ou rétablissent selon qu'ils soutiennent ou se rebellent contre cet idéal. Au milieu de ce Camelot préfabriqué qui sera progressivement renversé et détruit, Arthus erre en rêvant parmi les livres de sa bibliothèque, Genièvre et Lancelot consomment leur péché sur un canapé rouge, le château rêvé et la verte prairie ne sont que des toiles peintes bientôt flétries... L'idéal littéraire du Graal se brise sur le prosaïsme de la réalité. Alors oui, cette vision se fait un peu au dépens d'un travail plus fouillé sur les personnages, réduits à servir le propos, mais cela reste un travail de mise en scène intéressant qui ne mérite pas les huées entendues paraît-il à la première (il n'y en eut d'ailleurs pas en cette 3e représentation).

Passons aux interprètes. Côté direction, on saluera le superbe travail de Philippe Jordan à la tête d'un orchestre de l'ONP particulièrement en verve. Ce chef est définitivement à l'aise dans la musique française. Il sait dessiner des atmosphères pour chaque tableau tout en ne couvrant pas les chanteurs. Mention spéciale au violoncelle solo, dont les interventions étaient toutes remarquables. Le choeur de l'ONP a peu à faire mais le fait avec autorité et talent, avec notamment un quatuor de soldats très bien chantant (où se détache la voix sonore de Florent Mbia) et une lumineuse intervention des soprani solistes dans le final.

Mais ce qui faisait tout le prix de cette soirée, c'est avant tout que pour cette entrée au Répertoire l'ONP avait réuni un cast de référence: j'ai eu hier le sentiment d'assister à l'apothéose de deux monuments du chants, Alagna et Hampson, et à la confirmation de deux grands de demain: Stanislas de Barbeyrac et Cyrille Dubois.

De Roberto Alagna on ne redira jamais assez la lumineuse diction, l'éclat inchangé du timbre, l'allure juvénile, la générosité dans l'interprétation. Après 30 ans de carrière, c'est tout simplement prodigieux. Son Lancelot n'est que lumière et on ne peut qu'aimer ce traître par amour. Que ce merveilleux artiste mette sa notoriété et son talent au service d'oeuvres peu jouées est tout à son honneur.

De même, quel Arthus plus digne et plus noble aurait-on pu trouver que Thomas Hampson? Le moelleux du timbre, la classe de la diction, la sensibilité de l'interprète emportent toujours l'enthousiasme. La voix a conservé tout son brillant et toute sa puissance dans le haut de la tessiture, même si aujourd'hui le grave est un peu sourd. Mais le registre grave ne fut jamais ce qui fait tout le prix de cette voix lumineuse, alors qu'importe quand on a la joie de le revoir enfin à Paris!

Du côté de la relève, deux coups de coeur: le Lyonnel de Stanislas de Barbeyrac et le Laboureur de Cyril Dubois. Quel dommage que Chausson n'ait pas accordé plus de place au personnage de Lyonnel! De cet adjuvant à contrecoeur de l'amour de Lancelot et Genièvre, par fidélité et par amour, lui, de son maître, Stanislas de Barbeyrac fait un ange de lumière. Que de promesses de grandes choses à venir dans cette voix remarquablement ancrée dans un médium riche, ce qui lui permet à la fois des aigus sûrs et brillants et un grave sonore. Homogénéité sur toute la tessiture, couleurs, phrasés toujours châtiés et diction impeccable: il a tout. Je me prends à rêver de Pelléas, de Pylade, mais de tellement d'autres choses aussi, tant les possibilités sont grandes: Cassio, à terme Werther... Qu'il prenne bien son temps et la "relève" de Roberto Alagna, ce sera lui!

De même, ce que parvient à tirer Cyrille Dubois de la courte intervention du Laboureur n'appelle que des louanges. En dehors du fait que cette voix de ténor léger est très belle et bien conduite, cette interprétation immatérielle, où l'on retrouve tout le mystère et toute les brumes de la Bretagne Arthurienne, crée un moment de grâce suspendu qui mérite l'ovation reçue aux saluts.

Belle prestation également de la seule protagoniste féminine de la soirée, Sophie Koch. Genièvre n'est pas un personnage facile, ni vocalement ni scéniquement. Je trouve la reine manipulatrice et dure, n'emportant pas spontanément la sympathie. Sophie Koch s'en sort bien, en faisant d'elle une grande amoureuse au tempérament volcanique. Dommage que Vick l'ait peu aidée par une scène de suicide bien peu crédible. Vocalement la prestation est solide, ormis quelques aigus marqués et cette diction toujours floue qui quand elle est seule peut s'oublier, mais qui devient plus embarrassante dans ses duos avec Alagna, où elle souffre fortement de la comparaison. Cela nous vaut un couple d'amoureux pas toujours très équilibré, c'est un rien dommage.

Côté rôles secondaires, le Merlin de Peter Sidhom fait forte impression, la présence est immense, son apparition, quand tapi dans l'ombre de la bibliothèque, il se lève aux appels d'Arthus, est saisissante. Le Mordred d'Alexandre Duhamel est bien chanté, mais le personnage est très peu développé ; l'Allan de François Lis est de beau style à defaut d'avoir beaucoup à faire.

Ce fut donc une grande et belle soirée d'opéra et de chant français, qui sera pour moi la conclusion de cette saison 2014-2015 atypique à l'ONP, en attendant la prochaine où mes choix seront beaucoup plus "Grand Répertoire".

Je recommande à tous ceux qui le peuvent de regarder le 2 juin la captation live sur Mezzo et Culturebox, vraiment cela en vaut la peine.

Photos: copyright Opéra de Paris et Fomalhaut.

lundi 11 mai 2015

L'amour est enfant de La Havane - Carmen, Teatro Carlo Felice, Gênes, 8 mai 2015

Vendredi soir j'ai pu, grâce au streaming live gratuit organisé par le Teatro Carlo Felice de Gênes, regarder une Carmen que je ne suis pas prête d'oublier.

Une fois n'est pas coutume : je ne vous parlerai pas des voix. Meli, Ganassi et Gamberoni étaient tous les trois très bons vocalement et ont les voix de leurs rôles (avec quelques réserves concernant Ganassi) mais pour les oreilles d'une française la diction et l'articulation du texte font que ça ne pouvait pour moi être inoubliable, même si bien chanté. Heureusement que presque tous les dialogues parlés avaient été coupés!

Non, ce soir je veux vous parler mise en scène. La Carmen du Carlo Felice ne se passe en effet pas à Séville, mais à La Havane avant l'avènement de Castro. Carmen est une révolutionnaire, ses compagnons des guerrilleros, son Escamillo un Che Guevara. Don José est un soldat affublé d'une chemise couleur corail et d'un pantalon canari et Micaëla une jeune fille de bonne famille en satin mauve très Grace Kelly (quelle belle allure a Serena Gamberoni!).

L'ambiance est colorée et sent le cigare et le rhum. Sur fond de front de mer (le plateau tournant et sur 2 niveaux du Carlo Felice permet de beaux effets de profondeur) tout est couleur, danse, chromes années 50 et coiffures Rita Hayworth. Le décor ainsi posé, on entre dans un univers aussi moite que violent, où les claques pleuvent (Morales et ses soldats sont des brutes à qui Micaëla finit par coller une gifle), où l'atmosphère pré-révolutionnaire est électrique. C'est très réussi et sans une once de kitsch espagnol. À l'entrée de Carmen, José est au balcon du corps de garde et ne l'ignore pas du tout! Pas de jet de fleur, l'attraction est immédiate et assumée : pendant le duo avec Micaëla, Carmen est à l'arrière plan et il n'a d'yeux que pour elle. Pas besoin de corde quand elle est arrêtée, leurs sorts sont déjà liés.

Le 2e acte débute au "Lillas Pastia Social Club", où Carmen au micro chante "les tringles et les cistres" accompagnée de danseuses "Chiquita Banana". Entre Escamillo: il porte treillis noir et brassard rouge, il est le Commandante charismatique vers qui toutes se tournent. Le parti pris fonctionne. À l'arrivée de José, Carmen chante en s'accompagnant aux bongos. Meli réussit un superbe air de la Fleur (hélas sans le pianissimo sur "toi" que je l'ai pourtant entendu faire ailleurs) puis arrive Zuniga. On se bat, il pleut des coups et Zuniga est abattu d'une balle dans la tête par le Dancaïre. Les révolutionnaires ne font pas de cadeaux. José est forcé de rejoindre les guerrilleros dans la montagne cubaine.

Au 3e acte, photos du Che pendant l'intermezzo, puis un mur où est écrit en rouge "Revolución". Les guerrilleros arrivent. Ils ont capturé les douaniers. Carmen, Frasquita et Mercedes jouent avec eux un jeu lascif avant de les égorger lors d'une exécution sommaire. Micaëla arrive et trouve, épouvantée, leurs corps (Serena Gamberoni réussit magistralement son air). Pour une fois, Micaëla n'est pas une jeune fille pleureuse mais une femme combative, s'interposant face à la violence de José, se dressant tel un chat, toutes griffes dehors, face à Carmen pour reprendre son homme, de gré ou de force. Ça change, et vraiment en bien! Pour un peu j'en aimerais presque le personnage.

Le dernier acte nous épargne toutes les espagnolades: pas de matador, de picadors ou de chevaux, mais la grande corrida révolutionnaire, où sur une estrade tournante au 2e plan de la scène, les chefs des guerrilleros haranguent une foule au poing levé pendant un interminable discours, comme Castro savait les faire.
Au 1er plan, José, qui a troqué son treillis de guerrillero pour son uniforme de soldat du début, laisse éclater toute sa rage et poignarde Carmen. Le havane est consumé.

samedi 2 mai 2015

Turandot explosive à la Scala (radiodiffusion du 1er mai)

Et non, je n'étais pas à Milan hier pour l'ouverture de l'Expo 2015, ni pour la Prima de cette Turandot scaligère qui promettait beaucoup et qui, droits non cédés obligent, n'était même pas visible en image en streaming sur RAI5! Heureusement, la soirée était radiodiffusée par Rai radio 3 et ce qu'il y a de bien quand on n'a que le son, c'est qu'on peut se concenter sur la musique et sur les voix.

Tout d'abord, cette première apparition de Riccardo Chailly (sauf erreur de ma part) en Maestro Scaligero est une révélation. Quelle direction! Couleurs fantastiques (les cordes!), plans sonores hyper équilibrés qui m'ont permis d'entendre au 2e acte des choses que je n'avais jamais entendues, rythme, engagement, intensité... Chailly nous offre une Turandot aussi paroxystique que brillante, survoltée et cohérente. Un triomphe. Les choeurs de la Scala sont eux supérieurs à n'importe qui d'autre dans ce répertoire. Il faut entendre les aigus des soprani au finale du 2e acte: époustouflants! Bref, je me suis éclatée, c'était fantastique.

Côté voix, beau trio de masques avec des voix de taille, sauf peut-être le plus léger des deux ténors, mais ce trio n'est pas assez "buffo" à mon goût, cela dit c'est peut être voulu (ministres sinistres et pontifiants...). Altoum de grande classe, sonore, pas chétif pour deux sous. Beau Timur, puissant et digne. Servantes au joli timbre et réussissant de belles couleurs lunaires. Passons aux rôles principaux.

Dans les échecs de la soirée, le Calaf d'Anleksandr Antonenko, mais y a-t-il aujourd'hui quelqu'un qui puisse rendre justice à ce rôle, tout de puissance et de soleil? À mon avis non. Donc, Antonenko est aride de timbre, court d'aigu, survibré, avare en couleurs et étranger au style et à la ligne pucciniens. Son seul programme: le décibel. Aucune nuance, pas la plus petite ombre de diminuendo ou d'intention d'interprétation. On ajoute un beau canardage au moment de la mort du Prince de Perse, dont l'aigu sur "Turandot" est plus réussi que le sien! Bon, il ne rate pas trop son "Nessun dorma", mais c'est sans émotion et dans l'ensemble la performance est ennuyeuse et donc de peu d'intérêt.

C'est dommage car ses deux partenaires féminines sont ce que l'on peut trouver de mieux actuellement! Très en forme, malgré un petit accident dans "In questa regia" (qui cueille toutes les chanteuses à froid), Nina Stemme est une Turandot de glace et de lave à la fois, aux aigus dardés, aux graves immenses, à la sensibilité à fleur de peau. Ne lui manque à mon avis qu'un cantabile un peu plus délié, mais sans doute cela va se roder dès la seconde représentation, une fois évacué le stess de la prima. Néanmoins, une performance vraiment convaincante qui impose d'emblée Stemme comme une référence dans ce rôle. La plus belle Turandot depuis Nilsson pour moi.

Et enfin, la Liù de Maria Agresta. Il n'est pas nouveau que j'adore cette chanteuse, dont la voix corsée, très italienne, nous change des voix stéréotypées des russes ou des américaines. Et encore une fois, elle est merveilleuse. On confie rarement Liù à des sopranos ayant son ampleur vocale -- les Norma sont souvent plutôt des Turandot (Callas, Caballé) -- et on a tort! Pour avoir longuement peiné sur ces airs qui sollicitent fortement le registre grave, je ne suis pas du tout pour confier ce personnage à des petites voix. Beaucoup s'y sont d'ailleurs cassé les dents (Bayó, Hendricks...), alors que c'est si génial quand c'est chanté par une grande voix, comme Tebaldi, Freni ou Scotto! Agresta se situe dans la lignée de ces trois là. À l'aise dans la tessiture, elle peut par conséquent y distiller une émotion rare; elle est la petite femme puccinienne dans tous ses aspects, son "Tu che di gel sei cinta" est à fendre les pierres! Une grande incarnation et un triomphe mérité à l'applaudimètre.

Une très belle et très grande soirée, dont il ne me reste plus que de trouver le moyen de voir les images!