dimanche 7 juin 2015

Deux amours de poètes (Heine Liederabend, 6 juin 2015)

La soirée avait pourtant failli mal commencer: tout d'abord, une bagarre entre automobilistes qui vous rappelle que vous êtes Porte de Pantin et non dans le 8e, puis une étourderie qui vous fait attendre un long moment devant la salle de la Philharmonie 2, avant de réaliser que le concert a lieu à l'amphithéâtre, salle dont j'ignorais l'existence, tant ce petit bijou est bien caché dans les sous-sols de la Cité de la Musique! Heureusement nous avons réalisé à temps notre erreur et nous étions à l'heure et bien placés pour ce Liederabend consacré à Heine, organisé dans le cadre de la Biennale d'Art Vocal, sous l'égide de Thomas Quasthoff. 

Heureux choix que cette petite salle! L'endroit est absolument idéal pour l'exercice piano / chant. Acoustique hyper précise, proximité avec les interprètes... et ce décor créé par le splendide orgue moderne en fond de salle, comme une métaphore des forêts du Lied allemand.

Le programme, remarquable de cohérence, associait des Heine Lieder mis en musique par Liszt et Schumann (avec comme pièce centrale Diechterliebe) et des poèmes de Heine récités. Pour les premiers, c'est le jeune baryton suisse Manuel Walser et le pianiste Justus Zeyen (complice de longue date de Quasthoff) qui officient et pour le second Thomas Quasthoff lui-même, certes retraité (hélas) du chant mais qui n'a rien perdu de son talent de diseur.

C'est en effet lui qui fait le lien entre les différents Lieder, en interprétant les poèmes de Heine de sa voix de stentor, qui même sans chanter sait restituer les atmosphères et les couleurs de l'univers très Romantisme Noir de Heine: on y croise preux chevaliers désespérés dans des forêts profondes, demoiselles pâles, sorcières et flots implacables du Vater Rhein. C'est impressionnant et prenant, d'autant plus que le concert est surtitré ce qui permet de suivre pour les non germanistes.

Lorsqu'un poème se termine, Quasthoff passe le relais à son élève Manuel Walser, qui à tout juste 26 ans est déjà bardé de prix de Lied. À mon sens ces prix sont mérités! La voix est bien conduite, pas particulièrement puissante ni remarquable par sa couleur mais maîtrisée sur toute la tessiture, avec des aigus bien timbrés et des graves sonores. Mais surtout, Walser, qui étudie avec Quasthoff à la Hochschule de Berlin, a hérité du talent de diseur de son maître.
De la rêverie de "Tragödie" au délire halluciné de "Belsatzar", il sait, chose essentielle dans le Lied, créer un monde pour chaque morceau. De même, dans Diechterliebe, il sait être tour à tour le jeune poète à la pâle figure, le narrateur moqueur, le Wanderer rageur, d'autant qu'il est remarquablement accompagné par Justus Zeyen, qui sait suivre les intentions du chanteur sans jamais le couvrir. J'ajouterai que la fan inconditionnelle de Quasthoff que je suis ne saurait qu'être satisfaite qu'il forme une nouvelle génération de Liedersänger ayant la même approche interprétative que lui: franche, sans afféteries ni maniérismes, où le texte et la musique existent par eux-mêmes, sans surinterprétation.

L'ovation réservée aux trois interprètes prouve que le public ne s'y est pas trompé. Hier soir, un immense serviteur du Lied nous a désigné son héritier!


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