samedi 26 décembre 2015

Traduttore, traditore? (Roméo et Juliette - Comédie Française)

Je ne parle pas souvent de mon parcours mais il faut que j'explique un peu pour qu'on comprenne ce qui va suivre.
Petit 1, j'ai fait des études de littérature anglaise (précisément, de Moyen Anglais - je suis une Chaucerienne) et comme il se doit pour une angliciste, j'adore Shakespeare.
Petit 2, je n'ai jamais supporté les traductions. Je me suis mise à l'Italien pour lire la Divina Commedia dans le texte (et comme je suis une grande malade le 1er livre en Italien que j'ai acheté a été l'intégrale des Sonnets de Pétrarque), et à l'Allemand parce que Goethe, Heine ou Schiller en VF, ce n'est juste pas possible. Et oui, les langues ont une musique. Et pour moi, une traduction ne restitue donc qu'un texte boiteux, auquel manque une part que je considère comme essentielle: le ton, le style, la voix en somme de l'auteur. Cela vaut encore plus pour des oeuvres en vers! Je n'imagine même pas Racine ou Hugo en anglais, privés de ces alexandrins magiques qui font une grande partie de leur prix.
Petit 3, Romeo and Juliet fait partie des pièces du Barde que je peux réciter en entier. Je trouve d'ailleurs que j'aurais fait un intéressant Mercutio.

Tout ce préambule pour expliquer qu'il fallait vraiment les merveilleux acteurs du Français, une mise en scène d'Eric Ruf et l'envie de faire découvrir Shakespeare à ma fille aînée pour que je supporte 3h de cette infâme traduction commise il y a des lustres par l'écolier François-Victor Hugo et qui a hélas toujours droit de cité, pour une raison qu'aucun Shakespearien ne s'explique tant elle est nulle. Heureusement, les fantastiques comédiens du Français s'en affranchissent tout au long de la pièce pour en moderniser le ton et, récitant dans ma tête mon texte original, j'ai pu me concentrer sur le reste.

Parlons donc de la représentation d'hier. La mise en scène d'Eric Ruf n'appelle que des éloges: c'est simple dans les décors mais très efficace, créant d'emblée un ailleurs entre Sicile et années 30 (quoique la période ne soit, comme le lieu, pas facile à déterminer et plus suggérée qu'imposée). Les comédiens, tous excellents, dansent, chantent, occupent tout cet espace, même dans sa hauteur avec une scène du balcon proprement vertigineuse. Magnifiques costumes de Christian Lacroix, notamment ce costume de madone funèbre à l'Espagnole qui enserre Juliette dans son tombeau.

Côté acteurs, les tourtereaux sont parfaits: Suliane Brahim allie avec bonheur une grâce infinie et une force étonnante, notamment dans sa voix qu'elle a hélas tendance à "pousser" alors que c'est totalement inutile car elle "porte". Elle me fait penser, dans ses gestes comme dans son intonation, à Anne Brochet. Jérémy Lopez, au jeu très naturel, fait pencher Roméo vers le comique, ce qui va bien à ce personnage d'anti-héros. En conséquence, leur scène du balcon tire plus vers le rire que vers la mièvrerie et c'est une très bonne chose. Les deux complices de Roméo, Benvolio (Nazim Boudjenah) et Mercutio (Pierre-Louis Calixte), forment avec lui un beau trio de masques, renforçant encore l'aspect comédie de la pièce. C'est ce qui a sans doute poussé le metteur en scène à diviser le rôle de Frère Laurent en deux prêtres, incarnés par Bakary Sangaré (qui joue également le Prologue) et Serge Bagdassarian, leur permettant de former un vrai duo de comparses. Cela fonctionne très bien, d'autant que les deux timbres de voix sont vraiment à l'opposé l'un de l'autre: basse contre ténor "alla" Michel Sénéchal. Comique enfin, même dans sa colère, le génial Capulet de Didier Sandre... portant tablier de dentelles! Par contre je n'ai pas aimé le Tybalt de Christian Gonon, bien trop âgé pour un blanc-bec, et la Nourrice de Claude Mathieu, pas assez truculente à mon goût et qu'on aurait dit interchangeable avec la Lady Capulet de Danièle Lebrun, un comble... mais peut-être est-ce voulu? Roméo et Juliette peut en effet être lue comme une pièce sur l'inversion des rôles.

Une belle interprétation, qui rend bien justice à la veine comique de Shakespeare, même s'il y manque à mon sens le tragique que seuls peuvent apporter les vers. Et oui, on en revient toujours au problème de jouer une traduction. Vigny s'en était bien rendu compte, qui traduisit en alexandrins la tragédie d'Othello (le More de Venise, une des rares traductions réussies d'une pièce de Shakespeare). Pour créer le Drame, il faut du grotesque mais aussi du sublime... on en manquait un peu, hier.

Photos Vincent Pontet, coll. Comédie-Française

2 commentaires:

  1. Ah, c'est bien si c'est un bon jour pour Ruf (fortement échaudé par son Troilus). Effectivement, jouer Shakespeare en français est déjà suffisamment cruel, quel besoin de jouer de mauvaises traductions où il ne reste plus que la trame et à peu près plus rien du texte ?

    Étrangement, les traducteurs ne sont pas forcément indiqués par les salles (à part dans le programme donné une fois à l'intérieur), et je suspecte tout le monde d'économiser trois sous avec des titres qui font remplir – les quelques bonnes traductions étant encore sous droits.

    Pourtant, celles de Markowicz, là, ça peut fonctionner sur scène en retrouvant certaines qualités musicales de l'original – même si les heux précis d'allitération sont perdus, évidemment.

    Merci pour ce retour !

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    1. Effectivement, Markowicz eut été 100 fois mieux que Hugo junior! ☺

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